Vendredi 23 janvier 2003, nous avons pu rencontrer Mme Jacqueline Dembélé, dite Mme Urbain, ainsi que son assistant. Nous avons eu l'occasion de les retrouver à nouveau en août 2005, puis en juillet 2006. Cette femme chrétienne est la présidente de l'APAF, association d'Appui à la Promotion des Aides Familiales. Avec un dynamisme hors du commun, un franc parler sûr et un argumentaire précis, elle nous raconte son parcours avant de nous présenter l'association, ses objectifs et ses activités.
Mme Urbain, présidente de l'APAF
Mme Urbain est une travailleuse sociale, fonctionnaire, aujourd'hui à la retraite. Au cours de sa vie professionnelle, elle a toujours voulu « initier des choses pour les pauvres ». Dès 1964, elle a ainsi participé au lancement d'une campagne de nivaquinisation qui consistait à sensibiliser les mères sur les dangers du paludisme et l'importance des mesures de précaution à prendre, surtout auprès des bébés et des enfants. Les campagnes de sensibilisation ont permis de diminuer le poids des croyances selon lesquelles le paludisme était transmis par un oiseau ou par de mauvais esprits. Le programme était accompagné d'une distribution de nivaquine en comprimé, poudre ou sirop aux familles qui devaient verser une cotisation de 150 francs CFA, quel que soit le nombre d'enfants à charge. Le montant ainsi collecté permettait d'approvisionner l'ensemble du village en anti-paludéens.
Puis, en 1966, Mme Urbain a voulu mettre en place une structure de soutien aux aveugles au Mali. Elle a ainsi organisé des formations à des métiers artisanaux pour les aveugles et aidé à la scolarisation de leurs enfants, afin d'éviter qu'ils ne soient utilisés par leurs parents pour les accompagner dans la mendicité. Elle s'est dévouée à cette cause pendant plus d'une vingtaine d'années, et aujourd'hui, c'est un aveugle haut fonctionnaire qui s'occupe de ce programme.
Plus largement, Mme Urbain a aidé à la mise en place de formations techniques pour les handicapés physiques. Aujourd'hui, à Bamako, à la base B, on peut trouver des meubles en rotin, des berceaux, des bazins, des sacs en bambou… réalisés et vendus par des handicapés physiques.
Enfin, en 1991, Mme Urbain a créé l'APAF pour défendre les jeunes filles migrantes embauchées comme « bonnes à tout faire » à la capitale et dans les autres villes maliennes.
« Muso Danbé » signifie « Dignité de la Femme ». Le but de l'association est donc de redonner aux jeunes filles migrantes le sens de la dignité, à commencer par lutter contre toutes les dénominations qui leur sont habituellement attribuées : « bonnes à tout faire », « sangadés », « cinquante-deux »… Pour Mme Urbain, l'usage de l'expression « bonne à tout faire » indique que ces filles sont méprisées, exploitées et qu'une fois les corvées ménagères effectuées, elles peuvent aussi servir à assouvir les besoins et envies de leurs patrons… elles sont vraiment « bonnes à tout faire ». La deuxième appellation vient du fait que beaucoup d'entre elles viennent de la ville de San, dans la région de Ségou. On leur dénie alors leur origine en leur donnant à toutes la même. Enfin, la dénomination « cinquante-deux » a plusieurs origines. Tout d'abord, elle désigne les gens non civilisés, « qui datent de 1952 », époque où les femmes portaient des pagnes au-dessus des genoux… Elle vient peut-être aussi d'une déformation de l'appellation « sangadés ». De son côté, l'association défend l'appellation plus respectable d' « aide familiale » et interdit l'usage du terme « bonne ».
Muso Danbé a été créée afin « d'humaniser le cadre de travail des aides familiales » et de chercher à leur établir un statut socio-juridique.
De nombreuses jeunes filles, entre 14 et 20 ans, venues de villages maliens, béninois ou togolais, sont embauchées comme aides familiales dans les villes maliennes. La grande majorité d'entre elles n'ont jamais été scolarisées et arrivent totalement isolées et démunies au service de leurs employeurs. Beaucoup sont victimes d'une surcharge de travail et de sous-nutrition. Elles sont souvent méprisées par leurs patrons, frappées et insultées quand elles ne sont pas abusées sexuellement par leurs employeurs, leurs fils ou les chauffeurs.
L'APAF constitue des registres précis des différents cas de violences dont souffrent les jeunes filles qui servent d'éléments d'enquête pour les autorités judiciaires et policières.
L'APAF peut être assimilée à un syndicat de défense des aides familiales . Elle a pour objectifs de défendre les jeunes migrantes contre l'exploitation professionnelle et sexuelle, d'améliorer leurs conditions de vie et de travail et de les informer sur leurs droits et devoirs en tant qu'aides familiales et en tant que femmes. L'association veut aussi faire comprendre aux employeurs qu'ils ont un « rôle d'éducateur respectueux » auprès de leurs aides familiales, et les convaincre de leur interdépendance. Les jeunes filles, riches de nouvelles connaissances sur leur santé, leur sexualité, leurs droits… peuvent alors transmettre dans leur village ce qu'elles ont appris au cours des formations.
L'APAF sert en fait d'intermédiaire entre employeurs et aides familiales. L'association recense les jeunes filles cherchant à être embauchées ainsi que les familles cherchant une aide. Elle met ensuite en contact les deux parties afin d'établir un contrat de travail où le salaire et les tâches de la jeune fille sont définis précisément. Les deux parties bénéficient de ce contrat car les droits et les devoirs de chacun y sont définis. Si l'employeur s'engage à verser un salaire fixe, à laisser une soirée libre à la jeune fille tous les 15 jours et à ne pas augmenter la charge de travail, la jeune fille, elle, ne peut partir sans préavis et doit respecter le contrat. Par ailleurs, en cas de conflit, l'APAF intervient pour le régler ou du moins faciliter sa résolution.
Les jeunes filles ayant trouvé un contrat via l'APAF peuvent suivre tous les soirs des cours d'alphabétisation et de cuisine et, une fois par semaine, assister à une formation en IEC. A Bamako, il existe six antennes dispensant ces formations, dans des quartiers plutôt cossus où de nombreuses jeunes filles travaillent comme aides familiales (300 Logements, Korofina 1 et 2, Hamdallaye, Faladié, Badalabougou).
L'APAF refuse de faire embaucher des jeunes filles de moins de quinze ans et impose un salaire minimum de 5000 francs CFA. Elle travaille en collaboration avec les autorités politiques, les gouverneurs et les commissariats.
Les jeunes villageoises qui arrivent en ville ne sont souvent pas habituées aux techniques et aux modes de vie citadins. L'APAF leur apprend alors à utiliser le gaz au lieu du charbon, des casseroles au lieu des calebasses, les réfrigérateurs, ou encore la climatisation, afin d'éviter les accidents.
Cette activité comprend d'abord une partie formation et information pour que les aides familiales connaissent leurs droits et puissent se défendre en cas d'abus. Par ailleurs, l'APAF soutient psychologiquement et juridiquement les jeunes filles victimes d'abus sexuels, accusées de vol, exploitées professionnellement ou non-payées.
Ces séances d'information sont destinées aussi bien aux aides familiales qu'aux employeurs et à leurs enfants, aux grands logeurs qu'aux chauffeurs.
De plus, l'association édite des recueils juridiques sur les droits des aides familiales, en accord avec l'UNICEF, afin que leurs droits soient reconnus.
Lorsque les aides familiales veulent changer de métier, l'APAF leur propose des formations professionnelles en teinture, couture, cuisine, élevage, commerce, et met à leur disposition un petit financement afin qu'elles puissent débuter l'activité génératrice de revenus qu'elles ont choisie. Ainsi en 2006, l'association a mis en place un programme de renforcement des capacités des femmes des quartiers périphériques de Bamako (en teinture, savonnerie et couture). Ce programme de 9 mois, organisé en partenariat avec jeunesse et développement, vise à la réinsertion socio-économique des filles et leur permet de s'installer à leur propre compte.
Les jeunes aides familiales sont souvent confrontées à des grossesses non désirées, soit suite à des abus sexuels, soit à cause d'une totale ignorance de leur propre sexualité. Elles décident alors dans certains cas d'avorter ou d'abandonner leurs enfants. L'APAF tente de sensibiliser les jeunes filles sur les conséquences judiciaires et psychologiques de l'abandon d'enfants et en aidant les filles-mères à retrouver un emploi et à entretenir leur enfant. L'association les informe aussi sur l'importance des vaccinations et d'une alimentation équilibrée pour l'enfant ainsi que sur les différentes étapes de son développement. L'APAF est soutenue dans cette action par les soeurs qui hébergent les jeunes filles et les prennent en charge durant leur grossesse et les premiers mois après la naissance du bébé.
« Muso Danbé » lutte aussi contre l'excision. Ce thème est abordé au cours des formations et des causeries-débats, afin d'informer les jeunes filles sur les risques sanitaires liés à l'excision. L'assistant de Mme Urbain nous explique que lutter contre les MGF (Mutilations Génitales Féminines) est un travail de longue haleine car « il est difficile de faire évoluer les mentalités ». Cependant, l'information se diffuse assez vite car lorsque les jeunes filles sensibilisées par l'APAF rentrent dans leurs villages, elles font part à leur tour aux autres filles de leur village des dangers liés à l'excision. Ainsi, petit à petit, on peut espérer que les populations prendront conscience de la nécessité de mettre fin à l'excision des jeunes filles. Mme Urbain nous explique cependant que « les pressions sociales sont très fortes et que nombre de jeunes filles attendent d'être assez mûres et assez fortes pour rentrer dans leur village avec leurs enfants », afin de pouvoir les protéger de l'excision que ne manqueront pas de réclamer les grands-parents et les autres membres de la communauté. A ce titre, l'APAF est membre du Réseau Malien de Lutte contre les Mutilations Génitales Féminines.
Lors de notre première rencontre, l'APAF travaillait en partenariat avec Aide à l'Enfance Canada (AEC), l'UNICEF, le PNUD-BIT, World Vision, le PAREHF et UNAIS. Le personnel était payé par les bailleurs de fond lorsque les financements accordés le permettaient. Cependant, depuis le début des événements en Côte d'Ivoire en 2001, les financements étaient devenus de plus en plus rares et le personnel de l'APAF travaillait bénévolement. Cette situation ne s'est pas améliorée : l'APAF a aujourd'hui perdu un grand nombre de ses financements (l'UNICEF ne les finance plus par exemple). Ses bailleurs de fonds souffrent pour la plupart de problèmes financiers. L'APAF n'a plus les moyens de payer son personnel, pas plus que les loyers des locaux de ses centres. Les factures impayées s'accumulent depuis 2006, et la présidente craint de voir l'association fermer ses portes définitivement, malgré le rôle important qu'elle joue aujourd'hui dans l'amélioration des conditions de vie des jeunes filles migrantes. Afin de pouvoir payer ses projets et ses membres l'association a rédigé, en 2008, une lettre au gouvernement ainsi qu'une demande de financement exceptionnelle mais rien n'est encore décidé.
Lors de sa création, l'APAF a dû faire face au refus des employeurs d'utiliser ses services car ils craignaient de ne plus pouvoir abuser de leurs aides familiales. Cependant, ils se sont rendus compte que, si les filles embauchées via Muso Danbé bénéficiaient certes de droits, leur travail était aussi de meilleure qualité et il était plus facile de leur faire confiance.
En 2006, l'APAF devait faire face à un excès de demande. Il se présentait en moyenne dix jeunes filles pour une quinzaine de demandes d'employeurs par jour. En 2005, l'association a formé 1164 aides familiales et a délivré des cours d'alphabétisation à 655 d'entre elles. L'association porte actuellement une attention particulière au problème du viol des aides familiales (10 viols recensés par l'association en 2005) et cherche à développer un programme à ce sujet. D'autre part, elle avait commencé à se tourner vers les jeunes hommes pour les faire employer.
Aujourd'hui, l'emploi des jeunes hommes est devenue une filière à part entière du travail de l'association mais il est rapidement apparu qu'ils étaient moins impliqués dans leur travail et leurs obligations vis à vis de l'association que les femmes. En 2008 une étude statistique de l'APAF a montré une diminution sensible du trafic d'enfants et de jeunes filles dans les zones où l'association s'est installée.